Bouchera Azzouz se présente avant tout comme féministe. Ecrivain, militante associative, elle vient d’ajouter une nouvelle corde à son arc en signant avec Marion Stalens le documentaire « Nos mères, nos daronnes ». Elle y rend hommage aux combats menés par la génération de sa mère – l’un des personnages principaux du film – pour l’autonomie et la liberté. Interview et extrait.

Comment est née l’idée du film ?

Bouchera Azzouz : J’avais cette idée en tête depuis longtemps. Mon parcours féministe est atypique ; l’univers où j’ai grandi – une famille originaire du Maroc installée dans la cité de l’Amitié à Bobigny dans les années 70 – est assez étranger à celui de la majorité des féministes. Ma conscience politique n’a pas émergé par le biais de lectures ; je suis l’héritière d’un féminisme pragmatique, quotidien, celui des femmes des quartiers populaires.

Dans les années 70, il y avait des grandes luttes à mener, notamment sur le plan juridique. La situation des femmes issues de l’immigration vivant dans les cités ne faisait pas partie des préoccupations des militantes de l’époque. Nos mères étaient cantonnées à une sphère privée, largement dominée par les hommes ; personne ne s’intéressait à elles. Et pourtant, certaines problématiques, telles que la contraception, les grossesses non désirées, etc. transcendent les origines. Elles ont mené ces batailles toutes seules dans leur coin. Mon film retrace leur combat, celui de ma mère et de ses voisines, Sabrina, Yamina, Aline, Zineb et Habiba pour l’indépendance et l’émancipation.

Vous avez en effet choisi comme personnages principaux de votre documentaire votre mère et des voisines de la cité où vous avez grandie. Pourquoi ?

B.A. : Ma mère était couturière et je voyais défiler à la maison toutes les femmes du quartier qui venaient faire des essayages. J’étais plongée dans leurs conversations de femmes réunies à huis-clos dans le salon de ma mère. Je partageais leur intimité et leurs confidences sur la tragédie que peut être le fait d’être une femme isolée, en exil, coupée de sa famille. Toutes ces histoires ont nourri ma conscience féministe. Je suis héritière du combat de ma mère et de la dynamique portée par les femmes des quartiers populaires. Par ailleurs, en tant que documentariste, je trouve plus intéressant de me raccorder au parcours de ma mère plutôt que de mettre en images des grands discours. Le film en devient plus attachant et plus universel aussi. J’ai découvert la femme derrière ma mère ; la démarche est assez classique et tout le monde peut s’y reconnaître. Je voulais aussi raconter ma cité à travers elle.

Quel est le message que vous souhaitez diffuser à travers ce film ?

B.A. : Je souhaitais réhabiliter les luttes silencieuses de ces femmes, les sortir de la case sociale – « femme issue de l’immigration vivant dans des quartiers populaires » – dans laquelle on les a enfermées. Le combat des femmes est universel, c’est le même partout, peu importe les origines ou le milieu social. Je n’oppose pas du tout la lutte des féministes pour les droits avec celle de ma mère et de ses voisines, je dis juste que gagner des batailles juridiques ne doit pas nous faire oublier qu’il faut aussi se battre pour que l’accès aux droits soit le même pour tous. Or, quand on est relégué dans sa sphère privée, c’est encore plus difficile de faire valoir ses droits. J’ai aussi fait ce film pour que les jeunes-filles des quartiers puissent se reconnaître dans le combat de ces femmes. C’est important d’avoir un modèle identifiant correspondant à son histoire, son lieu de vie, ses luttes… Je ne peux pas m’identifier aux Femen, je ne suis pas blonde, pas blanche, pas capable de montrer mes seins dans la rue, etc. Je peux en revanche m’identifier à Sabrina, Yamina et les autres. J’aimerai que mon film provoque un électrochoc, que les jeunes s’emparent de tous ces combats encore à mener, qu’elles reprennent le flambeau. Il y a un espace pour elles dans la lutte féministe, qu’elles le prennent et militent au sein de cette grande famille.

Votre film réhabilite également les quartiers populaires, souvent stigmatisés. Changer l’image des cités, c’était aussi un objectif ?

B.A. : Oui. Les quartiers populaires sont encore et toujours traités différemment que les autres territoires. On a le sentiment d’être des citoyens à la marge et avec le prisme des femmes c’est encore pire. J’ai eu des retours très positifs suite aux projections du documentaire et à sa diffusion sur France 2*, notamment cette réflexion qui m’a fait très plaisir : « elles sont comme nous ces femmes ». Cela montre que le film a touché.

Va-t-il y avoir une suite ?

B.A. : Dans ce documentaire, j’ai mis en lumière le premier maillon de la chaîne, celui des premières femmes ayant habité les quartiers populaires en France. La suite sera dédiée à ma génération. Comment la situation des femmes a-t-elle évolué jusqu’à la période actuelle en pointant les échecs du vivre ensemble avec la montée de l’intégrisme et la ghettoïsation des quartiers. Moi, je me suis « embourgeoisée » (rires), j’ai quitté ma cité, mais j’ai toujours un pied là-bas. Ma cité, c’est mon pays.

Propos recueillis par Anne Dhoquois

* Le film a été diffusé dans Infrarouge, le 21 avril 2015.