Nouveauté chez Banlieues Créatives : chaque mois, nous partagerons et commenterons un livre que la rédaction a apprécié. Paru à la rentrée aux éditions Le Bord de L’eau, notre premier coup de coeur est un livre de Thomas Guénolé, politologue, conseiller politique et enseignant à Sciences Po et HEC, dans lequel il déconstruit le mythe du « jeune-de-banlieue ». 

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La France a peur. Au hit-parade de l’horreur, le « jeune de banlieue » est en passe de supplanter l’ogre, le grand méchant loup et le monstre du placard. Avec sa casquette, son survêt’ à capuche et sa barbe de trois jours, il fait plus fort que Jason, Freddy et Michael Myers réunis. Et « il ne serait pas étonnant que les parents disent bientôt à leurs enfants : si tu n’es pas sage, le jeune-de-banlieue viendra te chercher », écrit le politologue Thomas Guénolé dans un livre au titre provocateur « Les jeunes des banlieues mangent-ils les enfants ? ».

Un livre destiné en priorité à ceux qui ne connaissent pas la banlieue (ou qui ne la connaissent qu’à travers le prisme télévisuel) et c’est cette volonté de montrer les quartiers sous un autre jour, de déconstruire les préjugés sur les cités qui nous intéresse à Banlieues Créatives.

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Pour lui, le jeune des banlieues n’existe pas. C’est un mythe, une légende « urbaine », une fiction d’essayistes, d’éditorialistes qui se lamentent sur l’état de la France, son suicide (français), son identité (malheureuse).

Un mythe qu’il dénonce. Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Todd, dans sa préface, compare la démarche mi sociologique mi journalistique de Guénolé avec celle d’Edgar Morin, l’auteur de « La Rumeur d’Orléans ». Pour ce faire, il confronte les clichés sur la banlieue et sa jeunesse qui concentre tous les fantasmes à la réalité du terrain, à la vérité des chiffres. Et non les jeunes de banlieue ne sont pas tous des délinquants et surtout, ils sont les premières victimes de cette délinquance banlieusarde.

L’auteur montre bien comment se fabriquent les clichés. Comment les reportages sur la banlieue, ceux qui font les gros titres des JT, sont scénarisés dans les salles de rédaction. Des scénarios tout droit sortis de l’imagination du rédacteur en chef. Et des journalistes qui ne voient dans la banlieue qu’une banque d’images, de la matière pour illustrer des sujets aussi graves que la drogue, la délinquance ou encore le fondamentalisme.

Mais aussi comment certains jeunes s’approprient ces clichés, les intériorisent au point de devenir, eux-mêmes, des clichés. Des clichés ambulants, bruyants comme ces jeunes qui traînent et font du bruit dans le bus (« c’est un spectacle à votre attention. C’est une provocation qui répond à vos propres regards en biais »)

Au-delà des statistiques et des explications sociologiques, l’auteur dessine, par petites touches impressionnistes, le portrait d’une jeunesse qu’il connaît pour l’avoir rencontrée lors de ses nombreux déplacements en banlieue. Son récit sent le vécu. Son banlieusard se cache dans les détails :

Dans cette valise où le jeune range toutes ses affaires, faute de placard.

Dans ces graines de tournesol qu’il mâche toute la journée, une manière de tromper la faim (le fameux kebab à cinq euros reste un luxe quand certaines familles n’ont, souvent, que cinq euros à dépenser par jour pour nourrir toute la smala).

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Dans ces « meufs », « keums », « rebeus » et autres « kiffe » et « dawa », un parler banlieue que Guénolé compare à un « jargon », c’est-à-dire un langage commun à un groupe d’individus et par lequel l’individu témoigne de son appartenance au groupe (on relira à ce propos « le Lexik des cités » publié aux éditions Fleuve Noir et réalisé par l’association Permis de vivre la ville ).

Dans « ces barres d’immeubles reproduites infiniment à l’identique », cette « architecture totalitaire » à la manière de Le Corbusier dont Guénolé rappelle les sympathies fascistes ; ces logements trop petits, cette chambre que le jeune partage avec ses frères et sœurs, une cloison en contreplaqué en guise de mur.

Dans cette rue vécue comme un espace de liberté, loin de la fratrie et de la pression parentale, un lieu de socialisation, celui de toutes les transgressions.

Une rue où le jeune fait l’apprentissage de la vie comme l’expérience de l’ennui. Dans les plus belles pages du livre, Guénolé fait un parallèle entre le spleen baudelairien et l’ennui banlieusard. « Ce spleen des jeunes de banlieue, écrit Guénolé, se ressent dans leur vocabulaire : il inclut une gradation dans les différents degré d’ennui ».

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On trouve en premier « se poser » qui « implique de s’ennuyer un peu, mais dans l’ensemble on passe un très bon moment entre copains ou entre copines…..le plus souvent en pleine rue : sur un banc, dans un parc, sur les marches de l’escalier au pied de l’immeuble » (le jeune peut aussi « chicher », c’est-à-dire « faire tourner le tuyau de la chicha pour la faire partager »).

Un cran au dessus, le verbe « traîner » : « une expression d’ennui plus forte, qui reste tout de même plus positive. Les jeunes qui traînent se promènent en petit groupe dans l’espace public, en s’ennuyant un peu, certes, mais cela reste agréable en soi d’être ensemble ».

« Galérer, en revanche, est le stade douloureux et angoissent de l’ennui des jeunes de banlieue. Cela désigne le fait d’errer sans but, seul ou en groupe, avec un très profond de souffrance déprimée qui correspond grosso modo au spleen baudelairien ».

Une rue mais aussi un art de rue. On pense au rap auquel Guénolé consacre tout un chapitre. Multiplie les propos élogieux sur ces « poètes du béton », dont il admire la beauté de la langue, la richesse des rimes, l’inventivité. Propose à son lecteur une anthologie du rap français. Et voit dans ces textes « la revendication d’une légitimité en tant qu’auteurs en langue française, d’une reconnaissance de l’argot comme langue d’écriture et l’exigence d’être reconnus comme Français à part entière ».

Comme Kery James et son morceau « A l’ombre du show business » (2008) :

« Mon art est engagé, mon art a du sens

Mon art a une opinion, mon art est intense

Mon art ne s’excuse pas s’il vous gène

Car il apaise nos cœurs, c’est le cri des Indigènes

Oh que j’aime la langue de Molière. »

On imagine le rappeur, auteur d’une « Lettre à la république », sensible à l’épilogue en forme de programme du livre de Guénolé (« Faim de république »), son désir de faire du « républicanisme » la nouvelle « religion civile ». « Le républicanisme, nous dit l’auteur, c’est surtout le droit  pour chaque individu de tenter sa chance dans la société, d’où qu’il vienne et quel que soit son vécu, avec des chances raisonnables et équitables de réussir, à la mesure de son talent et de son mérite ». Un ouvrage salutaire.

Antoine Katerji