Dans cette nouvelle chronique littéraire, nous reviendrons sur le projet du Grand Paris à travers une question des plus polémiques….Et si le Grand Paris était celui du séparatisme social ? C’est du moins la thèse d’Hacène Belmessous, chercheur indépendant, spécialiste des questions urbaines et auteur de plusieurs ouvrages sur la banlieue (« Sur la corde raide. Le feu de la révolte couve toujours en banlieue » « Opération banlieue »).
Dans « Le Grand Paris du séparatisme social » (Post-Editions, 2015), il revient sur la genèse de ce projet qui s’inscrit dans la continuité de la Défense. Aux quartiers d’affaires et sa concentration des pouvoirs économiques, il oppose l’exemple du « Champ de la Garde », un espace ouvert, autogéré qui résiste à la « machine à bétonner » et à la confiscation de la ville par une classe privilégiée.
A travers son livre, il milite pour une « refondation de la ville », autrement dit « sortir le foncier du jeu de la spéculation », dans la lignée du sociologue Henri Lefebvre et son droit à la ville.
Le livre s’ouvre sur une déclaration de Patrick Devedjian du 24 juin 2013, à l’occasion de l’inauguration de l’exposition « La Défense 2000 ». Le président UMP du conseil général des Hauts-de Seine, qui est aussi celui de Defacto (l’établissement public de gestion du quartier d’affaires de la défense), parle de la Défense comme d’« un quartier où il fait bon vivre, où chacun s’y sente bien », un « lieu de culture », « de travail », « le fleuron du Grand Paris ».
Hacène Belmessous – DR
« Fleuron du grand Paris », la formule interpelle Belmessous qui rappelle que le quartier d’affaires « s’inscrit dans l’histoire d’un urbanisme français au service d’une élite ou, pour le dire autrement, d’un urbanisme de classe. »
La Défense, ce « projet gaullien » (« en matière de projet d’Etat, il ne faut jamais prendre acte d’une vérité qui serait désintéressée » écrit- il) qui, au prétexte de l’intérêt supérieur de la croissance (et qui sert surtout les intérêts d’une minorité), a transformé la ville de Courbevoie en une succession de gratte-ciels. Domination verticale, violence sociale. L’espace public devient une propriété privée, les sièges des multinationales ressemblent à des bunkers, protégés h24 par les grilles, grillages et autres caméras de vidéosurveillance.
La Défense
La Défense réalise ainsi le rêve haussmannien d’un Paris « séparatiste » et « ségrégatif » (« sa fonction le veut car plus qu’une ville, dans une France jacobine, c’est un gouvernement dont la toute-puissance ne s’arrange pas d’idéal social ») :
« On sait depuis les grands travaux du baron Haussmann – préfet de la Seine entre 1853 et 1870 – que l’urbanisme n’est pas que du bâti, des dispositifs et des techniques d’aménagement ou d’embellissement des villes. Il vise un autre but, la diffusion d’un mode de domination et d’arbitrage de la vie sociale. Ces politiques urbaines, qu’on présente comme un processus nécessaire censé affirmer le rayonnement de nos villes, obéissant bien à la stratégie d’assise du pouvoir dans sa volonté de dominer ceux qui pourraient menacer son autorité : hier la classe ouvrière, aujourd’hui l’underclass et les minorités confinées dans les banlieues populaires ».
A la violence sociale du Paris d’Haussmann répond la vision cool et moderne du Grand Paris. A la dureté de la pierre s’oppose la douceur des projections virtuelles des promoteurs. Lesquels rêvent de faire de la capitale une ville mondiale, une métropole qui répondrait aux nombreux défis de la mondialisation. Autrement dit, une ville attractive mais aussi active et compétitive. C’est le point de vue exprimé par Jacques Godron, directeur du « Club des entreprises du Grand Paris », dans le journal La Tribune :
« La métropole n’est pas une ville d’habitants, c’est un « pôle » où s’empilent les emplois métropolitains supérieurs, la fameuse « classe créative ». La ville s’habite ? La métropole s’active. On planifie la ville en 2D ? On spatialise la ville en 3D. La ville centrifuge s’étale ? La métropole centripète s’élève. La ville se dilate ? La métropole se compacte. L’habitant rêve d’un pavillon isolé ? La métropole adore l’open-space du 56ème étage. La grande ville se la joue capitale ? La métropole essaie de faire sa vie ailleurs : voyez Rome-Milan, Barcelone-Madrid, Camberra-Sidney, Washington-New-York, La Défense-Paris….Non décidément, la métropole n’est pas une ville ».
La ville comme espace habitable, comme organisation sociale disparaît au profit du marché et de la compétitivité. Derrière le Grand Paris et son échelle inhumaine, une redoutable « machine à cash ». Des milliards pour la construction de gares, des logements inabordables pour les banlieusards, des loyers qui augmentent à mesure que se dessine le tracé du Grand Paris Express. Oubliée la promesse de construire 70000 logements sociaux par an (on parle aujourd’hui d’un objectif plus modeste de 30% de logements sociaux sur le total des constructions à venir). Place aux grands projets que sont Villages Natures (groupe Disney), Europacity (groupe Auchan)…..
A la Défense, une résistance s’organise contre cet urbanisme inhumain et antisocial :
« Depuis l’année 2008, ce système qui ordonnance brutalement les hommes commence à être « contesté » ou pour le dire de manière plus précise, son développement dans un périmètre du territoire nanterrien y est aujourd’hui perturbé ».
Le perturbateur, c’est le metteur en scène Roger des Près. Le fondateur de la Ferme du Bonheur (qualifiée d’« initiative agro-poétique ») est aussi l’initiateur d’une friche citoyenne Le Champ de la garde sur un terrain appartenant à l’EPADESA (Établissement public d’aménagement de la Défense Seine Arche), à proximité des bâtiments de la garde républicaine dont elle tient son nom. Pour l’auteur :
« Ce qui se joue au Champ de la garde travaille à universaliser l’espace ou, pour le dire autrement, est en train de créer les conditions à l’intérieur d’un territoire hyperdifférentialiste, d’un microterritoire ouvert à toutes et à toutes ».
Et pas seulement à ces hommes et femmes qui, inlassablement, chaque dimanche, dans la bonne humeur, piochent, défrichent, bêchent, sèment et ramassent les détritus. C’est ce qui distingue cette friche ouverte d’un simple jardin partagé :
« Le Champ de la Garde ne cherche pas à créer une « enclave » sur une terre en friche, au profit d’une seule catégorie sociale particulière, validant ainsi un schéma de rente, mais son existence renforce au contraire l’idéal commun d’un microterritoire débarrassé de la loi économique qui privatise les conditions de jouissance d’une aire urbaine au profit de ses seuls producteurs. Plus d’une récolte a ainsi été partagée avec des familles du quartier, invitées à venir profiter des produits du Champ».
Pour autant, l’auteur est conscient du caractère utopique du Champ de la Garde. Ces défricheurs ne changent pas le monde mais leur monde. Et ce laboratoire social, cet « urbanisme de l’altérité et de l’acceuillance » n’a pas vocation à remettre en cause le système capitaliste qui réduit la ville à « une banale marchandise », à un jeu de Monopoly où les plus riches payent pour s’éloigner des plus pauvres. « La ville n’est plus habitable mais seulement à vendre ou à louer » écrit Hacène Belmessous qui regrette que la lutte des classes s’efface derrière la lutte des places.
La solution serait de donner une dimension sociale à cette alternative locale. L’auteur rêve alors à un front commun entre ces cultivateurs du dimanche qui « appartiennent aux catégories sociales les plus fragiles (intellectuels précaires, chômeurs, artistes qui galèrent) » et « les minorisés des banlieues ». Le Champ de la Garde ou le champ des possibles.
Antoine Katerji