Dans cette nouvelle chronique littéraire, nous reviendrons sur la notion du droit à la ville du sociologue Henri Lefebvre à travers le livre de la géographe Corinne Luxembourg « Pour une ville habitable. De l’espace-temps comme enjeu démocratique » (Le Temps des cerises, 2015). A l’heure du Grand Paris et son gigantisme, de la mutation de la ville traditionnelle en une smart city, cette ville intelligente qui utilise les nouvelles technologies de l’information pour améliorer la vie de ses habitants, il est temps de s’interroger sur ce qu’est une ville et ce qui la fonde.
« Pour une ville habitable. La ville ne le serait-elle pas…habitable ? De quoi parle-t-on en posant cette question ? » s’interroge l’auteur en introduction. Elle rappelle que la ville est un espace géographique, c’est à dire « un espace organisé par la société ». Cet espace relève d’une construction sociale, le résultat de l’histoire et le « produit du travail des femmes et des hommes puisque chaque société a sa propre façon de s’organiser et laisser ses traces dans le paysage ».
Penser l’espace implique de :
- réfléchir à son organisation comme production sociale
- penser le territoire comme un espace discontinu et contrasté et les politiques territoriales comme « le reflet d’un projet de société plus ou moins équitable dans lequel les puissances publiques interviennent ou non »
- repenser la ville « qui est ville parce qu’elle porte en elle un projet collectif ». Et c’est ce qui distingue la ville de l’urbain : « dans l’urbain, on retrouve certaines caractéristiques de la ville : la densité de l’habitat, la population plutôt nombreuse mais manque ce qui fait ville collectivement, en conscience. »
- considérer « les humains habitant un espace qu’ils se sont appropriés comme faisant, ensemble, société, comme faisant peuple en conscience » et voir la ville comme un lieu d’émancipation.
- penser la ville comme un espace-temps, un espace mouvant et changeant et les transformations du paysage urbain comme la marque d’un progrès ou d’une régression sociale.
Pour la géographe qu’est Corinne Luxembourg, c’est étudier la société et ses évolutions à travers la ville et ses transformations. Et pour la militante qu’elle est aussi (l’éditeur nous la présente comme une auteur engagée, animateur de « La Revue du Projet », la revue du parti communiste français), c’est penser local pour agir global (pour reprendre en l’inversant la formule de René Dubos).
Elle s’inscrit ainsi dans la lignée du sociologue, géographe et philosophe Henri Lefebvre, l’auteur du manifeste « Le Droit à la ville » dont elle revendique l’héritage et dont elle conteste l’usage fait par les politiques :
« L’expression du « droit à la ville » utilisé pour justifier n’importe quelle politique de la ville s’est bien éloignée de l’ouvrage éponyme d’Henri Lefebvre paru en 1968…il ne s’agit pas comme on le lit ici ou là de permettre d’entrer dans la ville, ou bien seulement de s’y loger. Le droit à la ville n’est pas le droit au logement. Le droit à la ville est le droit d’habiter l’urbain et il repose sur l’émancipation. Le droit à la ville est le droit au monde, le droit d’y décider collectivement, de faire société, de le transformer. Le droit à la ville est la démocratie à son stade le plus abouti ».
A l’heure du Grand Paris, de la transformation du Paris que l’on connait en métropole voire en mégalopole dont la réussite se mesure à la densité et à la qualité de son réseau de transport qui favorise la mobilité des franciliens en reliant la lointaine banlieue à la capitale, le lieu où l’on vit et le lieu où l’on travaille, il est urgent de repenser la ville comme espace démocratique :
« Comment habite-t-on la ville ? Comment la vit-on ? Comment y vit-on ? La plupart des salariés ne travaillent pas dans la commune dans laquelle ils dorment, c’est à dire qu’ils ne vivent pas principalement dans laquelle ils logent…L’accroissement des possibilités de mobilité fait que nous pouvons habiter plusieurs lieux. Force est de constater le déficit des lieux d’expression et de décisions pour ces habitants qui ne dorment pas…Il est nécessaire de penser une vie politique qui intégrerait aux avis de la population logée, ceux de la population habitant non logée (salariés, étudiants …logeant dans une autre commune) établissant un lien, voire une solidarité sur le territoire, plus compliquée à établir lorsque les emplois d’une ville ne sont plus ceux des résidants. Cela implique d’innover, d’inventer, sans doute, au cas par cas, des formes d’expression démocratique tenant compte des rythmes de vie. »
« Penser », « inventer », « innover », en somme créer les conditions d’une nouvelle démocratie compatible avec la mobilité des citoyens, la discontinuité des espaces et une temporalité éclatée. Et si c’était là le véritable défi des promoteurs du « Grand Paris » comme de tous ceux qui imaginent la ville de demain ?
Antoine Katerji